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MIEUX VAUT SE RENSEIGNER (TO INFORM ONE’S SELF)

MIEUX VAUT SE RENSEIGNER (TO INFORM ONE’S SELF)

BY EDOUARD DOMMEN

Un être humain, tout comme un animal, n’est pas qu’un organisme individuel. Il forme déjà un écosystème, une communauté d’organismes distincts qui oeuvrentchacun à sa manière au fonctionnement de l’ensemble (vignette).

Vignette

Les hyènes communiquent au moyen d’odeurs issues de sécrétions qu’ils déposent. La nature précise de l’odeur ne dépend pas que de la sécrétion elle-même ; elle est le fruit des activités de bactéries qui y habitent. “Sous-traiter sa conversation avec ses amis, ses conjoints et ses rivaux à plusieurs douzaines d’autres espèces d’organisme, chacune ayant son propre programme de survie et de reproduction, est une manière étrange de procéder.”1

1 The Economist, 2014.

2 Mounier 1949, p.21

Ensuite, chaque individu fait partie de l’écosystème qui l’entoure. Outre les relations physiques et biologiques, les relations culturelles et spirituelles sont toutautant constitutives de la personnalité de chacun, et partant, de son écosystème. Emmanuel Mounier résume l’argument avec une élégance concise :

L’homme est un corps au même titre qu’il est esprit, tout entier « corps » et tout

entier « esprit ». De ses instincts les plus primaires: manger, se reproduire, il a fait

des arts subtils : la cuisine, l’art d’aimer.2

Bref, la relation des uns aux écosystèmes, à l’écosphère, à la nature en somme, passé inévitablement par les autres, par la société et la culture, car les autres autantque chacun d’entre nous participent à ces interactions. Selon la Déclaration universelle des droits de la Mère Terre, les êtres ne sont pas toujours des individus: elle souligne l’existence de systèmes et d’espèces en tant qu’êtres:

Le terme “être” comprend les écosystèmes, les communautés de nature, les espèceset toutes les autres entités naturelles qui existent comme partie de la Terre Mère.3

3 Art. 4.1 (définitions). ‘Communautés naturelles’ serait plus proche de l’espagnol ‘comunidades naturales’, mais la traduction officielle a choisi ‘communautés de nature’.

4 Tous les articles de textes juridiques cités dans cette section sont traduits par ED.

5 cité par Roch 2014, p.182.

6 Dans le débat actuellement foisonnant autour du concept, on trouve aussi bien ‘terre mère’ que ‘mère terre’.

Nous ne sommes jamais seuls. À ce propos, Calvin souligne le passage du singulier au pluriel dans le verset 1.26 du Genèse : Nous ferons Adam à notre réplique… Ils assujettiront [toute la création], transition qui a échappé à la plupart des traductions françaises ultérieures de la Bible, mais pas à Chouraqui.

Il est normalement commode de traiter différents écosystèmes isolément, comme s’ils n’avaient rien à voir les uns avec les autres. Ils s’agit d’une approximation qui rend l’environnement en question plus facile à saisir, plus gérable. Il faut néanmoins ne jamais oublier qu’aucun écosystème n’est entièrement fermé sur lui-même. Chacun en influence des autres et est influencé par eux. Les vases communiquent. Nous y reviendrons lorsque nous traiterons du principe de subsidiarité.

LA TERRE MÈRE4

Le peintre et penseur écologiste genevois Robert Hainard réclamait “un monde qui nous résiste, nous limite, mais nous répond et nous soutient, nous nourrit et nousféconde.”5 On retrouve dans cette réflexion des éléments importants de l’idée de terre mère, à condition de prendre ‘le monde’ comme dépassant la seule société humaine.

Dans le deuxième récit de la création, Dieu, ayant créé l’air, le sol, l’eau et le monde végétal, se dit “il n’est pas bon pour l’homme d’être seul, je veux lui faire une aide qui soit son vis-à-vis. Alors il créa les animaux, mais l’homme ressentait toujours le manque de vis-à-vis qui lui soit particulier. Dieu créa alors la femme (Gen. 2.4-24). L’idée biblique de vis-à-vis qui nous résiste, nous limite, mais nous répond et noussoutient, nous nourrit et nous féconde peut s’appliquer à la femme, au monde animal ou encore à l’ensemble de la création. De toute façon, dès sa création l’homme est placé dans un monde avec lequel il doit dialoguer pour s’entendre.

La Constitution de l’Équateur de 2008 innove en reconnaissant que la nature jouit de droits:

Art. 71.-La nature ou Pacha Mama, où se reproduit et se réalise la vie, a le droit àce que l’on respecte intégralement son existence, et le maintien et la régénération deses cycles vitaux, de sa structure, de ses fonctions et de ses processus évolutifs.

Pacha Mama correspond à la Mère Terre dans la pensée des peuples indigènes desAndes.6 Dans sa loi des droits de la Mère Terre de 2010, la Bolivie emboîte le pas à l’Équateur. En 2012 suit la Loi cadre sur la Mère Terre et le développement intégral pour vivre bien. Le titre peut paraître prolixe, mais nous allons voir au cours de ce qui suitqu’il ne compte aucun mot de superflu. Cette loi définit ainsi la Mère Terre:

L’ordre des deux mots semble ne pas avoir d’importance.

Mère Terre. C’est le système vivant dynamique formé par la communauté indivisible de tous les systèmes de vie et des êtres vivants, qui sont liés entre eux, interdépendants et complémentaires, qui partagent un destin commun. La Mère Terre est considérée sacrée, elle nourrit et elle est le foyer qui contient, soutient et reproduit tous les êtres vivants, les écosystèmes, la biodiversité, les sociétés organiques et les individus qui la composent.

La loi de 2010 commence

Art. 1. (Objet) La présente Loi a pour objet de reconnaître les droits de la MèreTerre, ainsi que les obligations et devoirs de l’État plurinational7 et de la société pour

7 C’est le titre officiel de la Bolivie.

garantir le respect de ces droits.

La loi de 2012 précise

Art. 5. Pour donner effet à la protection et à la sauvegarde de ses droits, la MèreTerre adopte le caractère de sujet collectif d’intérêt public. La Mère Terre et toutes sescomposantes y compris les communautés humaines sont titulaires de tous les droitsinhérents reconnus dans cette Loi… Les droits établis dans la Loi présente nelimitent pas l’existence d’autres droits de la Mère Terre.

La loi de 2010 continue

Art. 2 (Principes) Les principes obligatoires à réaliser qui régissent la présente loi

sont.

1) L’harmonie. Les activités humaines, dans le cadre de la pluralité et de ladiversité, doivent réussir des équilibres dynamiques avec les cycles et processusinhérents à la Mère Terre.

2) Le Bien collectif. L’intérêt de la société, dans le contexte des droits de la Mère Terre, prévaut en toute activité humaine…

3) Garantie de la régénération de la Mère Terre. L’État à ses différents niveaux et la société, en harmonie avec l’intérêt commun, doivent garantir lesconditions nécessaires pour que les différents systèmes de vie de la Mère Terrepuissent absorber les dommages, s’adapter aux perturbations, et se régénérer sans altérer de manière significative ses caractères de structure et de fonctionnement, reconnaissant que les systèmes de vie sont limités dans leurcapacité de se régénérer et que l’humanité est limitée dans sa capacité à inverserles effets de ses actions.

4) Respect et défense des droits de la Mère Terre. L’État et toute personneindividuelle ou collective respectent, protègent et garantissent les droits de laMère Terre pour le Vivre Bien des générations actuelles et futures.

5) …

6) Interculturalité. L’exercice des droits de la Mère Terre exige la reconnaissance, la recuperation,8 le respect, la protection et le dialogue de ladiversité des sensibilités, valeurs, savoirs, connaissances, pratiques, habiletés, transcendances, transformations, sciences, technologies et normes de toutes lescultures du monde qui cherchent à vivre en harmonie avec la nature.

8 La récupération par elle de ce qu’elle aurait perdu ou de ce dont on l’aurait privé ; non pas la récupération de ses qualités par d’autres !

9 Wikipédia, article “conférence mondiale des peuples sur le changement climatique et les droits de la Mère Terre”, consulté le 2.06.2014

10 Le titre espagnol colle mieux au concept latino-américain : Día internacional de la Madre Tierra.

11 On trouve aussi ‘le bien vivre’, tournure préférée par exemple dans la législation équatorienne. Peu importe, à condition de le distinguer du bien vivre dans le sens de la qualité de vie des consuméristes.

La Bolivie organisa à Cochabamba en avril 2010 une conférence mondiale despeuples sur le changement climatique et les droits de la Mère Terre, qui réunitquelques 20-35’000 participants!9 Elle adopta une Déclaration universelle des droits de la Mère Terre qui reprend les idées-force de la loi bolivienne.

La conférence la transmit à l’Assemblée générale des Nations Unies – qui n’y a paspour l’instant donné suite. Elle avait en revanche, en 2009 déjà, proclamé le 22 avril “Journée internationale de la Terre nourricière.”10 Dans la préambule de la proclamation on entend résonner l’écho des concepts de Mère Terre et de Vivre Biendes deux législations latino-américaines:

Considérant que la Terre et ses ecosystemes sont notre foyer et convaincue qu’afin de parvenir a` un juste équilibre entre les besoins économiques, sociaux et environnementaux des générations présentes et futures, il faut promouvoir l’harmonie avec la nature et la Terre,

VIVRE BIEN

Dans l’art. 2.4 de la loi Bolivienne de 2010, l’idée du vivre bien pointe le bout de son nez.11 Elle est intimement liée à celle des droits de la nature.

L’article 5.2 de la loi de 2012 en fournit une définition qui tient davantage de la poésie que du droit

Le Vivre Bien … se conçoit dans le contexte de l’interculturalité. Il s’atteint sous

une forme collective, complémentaire et solidaire qui intègre dans sa réalisationpratique entre autres dimensions les sociales, les culturelles, les politiques, les

économiques, les écologiques et les affectives pour permettre la rencontre

harmonieuse parmi l’ensemble d’êtres, de composantes et de ressources de la MèreTerre. Il veut dire vivre en complémentarité, en harmonie et en équilibre avec la MèreTerre et les sociétés, en équité et en solidarité, éliminant les inégalités et les mécanismes de domination. C’est Vivre Bien entre nous, Vivre Bien avec ce qui nousentoure et Vivre Bien avec soi-même.

L’art. 275 de la constitution équatorienne parle même de “la convivencia harmonique avec la nature.” Le mot n’a pas d’équivalent français, mais on y entend entre autres un écho de ‘convivialité’. On pourrait tenter de le traduire comme une expérience de vie partagée. Cet article est plus succinct mais non moins poétique que l’article de loi bolivien que nous venons de citer.

Comme l’indique l’économiste équatorien P. Dávalos,

Le sumak kawsay (bien vivre) propose d’incorporer la nature à l’intérieur del’histoire [humaine], non pas comme facteur de production ou force productive, maiscomme élément inhérent à l’être social.12

12 Cité dans Gudynas 2011. ‘L’être social’ ne correspond pas seulement au nom, comme dans ‘un être humain’, mais encore à participer à la vie. Un autre observateur parle de ‘ser siendo, soit grosso modo “être en train d’être.”

13 http://filosofiadelbuenvivir.com/buen-vivir/definiciones/, consulté le 13 mars 2014.

14 Équivalent quechua de ‘bien vivre’.

15 Équivalent aymara.

16 La tournure espagnole, qu’on ne peut rendre en français, personnifie la Nature dans cette phrase.

17 Il présida la conférence qui rédigea la constitution équatorienne.

L’idée du bien vivre est en plein épanouissement. Gudynas 2011 résume élégamment l’état du débat à ce moment-là, tout en analysant les différences entre lestextes législatifs et constitutionnels de la Bolivie et de l’Équateur. L’idée n’est de loinpas encore stabilisée, le débat foisonne autour du sens à lui donner. Le site web filosofiadelbuenvivir.com présente un grand nombre de définitions.13 Elles balancent entre l’accent qu’elles mettent d’une part sur la relation avec la nature et d’autre partsur les relations sociales.

Le sumak kawsay14 ou suma qamaña15 “nous présente un nouvel horizon devie, nous met au défi d’harmoniser dans la réalité nos relations avec la nature. C’està-dire construire à partir de là un nouveau paradigme civilisateur qui nous entraîneà confronter la crise environnementale et sociale dont soufre l’humanité” (Tatiana Roa 2009).

Le bien vivre, dans la constitution équatorienne … cherche une vie en harmonie. C’est-à-dire équilibrée entre tous les individus et les collectivités, avec la société et avec la Nature. On ne peut oublier que l’humain se réalise (ou doit se réaliser) encommunauté, avec et en fonction des autres êtres humains, sans prétendre dominerla Nature16 (Alberto Acosta17 2009).

Le bien vivre est l’axe philosophique de pensée et d’action individuelle et collective des peuples indigènes, il implique une relation indissoluble et interdépendante entre l’univers, la nature et l’humanité, où se dessine une baseéthique et morale favorable à l’environnement, et le développement de la société où semanifestent et se rendent nécessaires l’harmonie, le respect et l’équilibre (Le peupleKuna de Panama et de Colombie, Descola 1996).

Ce débat fait ressortir l’effort conscient de relier l’idée de bien vivre à ses raciness culturelles chez les peuples indigènes. Étant donné la façon dont l’Église catholiques’est acharnée à anéantir la culture indigène lors de la conquête espagnole, il estintrigant mais surtout réjouissant de constater la participation de théologienscatholiques à ce débat. Sans chercher plus loin, parmi les

auteurs qui figurent dans la liste de définitions que nous venons de citer on trouve François Houtart, LeonardoBoff et le jésuite Xavier Albó.

LA CHUTE DE LA TOUR DE BABEL

La Bible termine le récit de la tour de Babel sur le ton de la punition. Dieu se dit”Allons ! descendons, et brouillons ici leur langue, qu’ils ne s’entendent plus les unsles autres. De là le Seigneur les dispersa sur toute la surface de la terre” (Gen. 11.7-8). L’histoire se prête cependant à une autre interprétation qui tiendrait plutôt de la promesse.

La nature s’adapte à son environnement, et celui-ci varie de lieu en lieu, des”arpents de neige”18 du grand Nord aux plages ensoleillées des îles du Pacifique, dessommets alpins aux fonds marins, la diversité est vaste. L’humanité s’est installée dans tous ces milieux, ou du moins elle les exploite ; elle s’est effectivement dispersée sur toute la surface de la terre. Afin de se débrouiller dans son environnement, chaque société trouve indispensable de développer un langage idoine. Les habitantsdes régions enneigées, du grand Nord aux stations de ski en passant par l’Institut [fédéral suisse] pour l’étude de la neige et des avalanches, trouvent utile un vocabulaire étendu qui précise les différentes sortes de neige. De même, les habitants des îles de

18 Voltaire 1759.

19 Ou mot, ou parole…

20 Son aphorisme est plus pittoresque dans l’original anglais : esse is percepi.

21 Berkeley 1710, §3, traduit par ED

Polynésie disposent de nombreux mots pour préciser l’état de maturité des noix de coco.

Bref, chaque environnement suscite ses propres besoins en vocabulaire pour que les habitants du lieu puissent non seulement communiquer entre eux de manière commode et avec la précision voulue, mais déjà conceptualiser et classer les élémentsde leur entourage pour s’en souvenir et fixer leurs relations avec eux de manière systématique. Il faut un langage pour formuler un modèle de la réalité. Il fauts’appuyer sur des modèles parce que la réalité est trop touffue pour se laisser saisirdans toute sa richesse brute. Nous autres humains, nous ne nous en sortons pas sanssimplifier ce que nous percevons pour l’organiser selon des règles gérables. Sans

langue pour le saisir, le monde n’existe tout simplement pas. On peut prendre Jean aumot: “Au commencement était le Verbe19…” (Jean 1.1)

Le philosophe et par ailleurs évêque anglican George Berkeley (1685 -1753) partd’une position proche, “prétendre que des objets qui ne réfléchissent point puissentexister de façon absolue sans aucune relation avec le fait qu’ils soient perçus estincompréhensible.” Il pousse cependant le bouchon un peu loin lorsqu’il poursuit enaffirmant que ce que nous ne percevons pas n’existe pas. Son argument continue: “Leur esse est percepi [être, c’est être perçu20] et il n’est pas possible qu’ils aient une existence en dehors de l’esprit ou des outils de réflexion qui les perçoivent.”21 Le monde comporte d’innombrables espèces vivantes dont chacune participe à sa façon au fonctionnement de son écosystème sans que nous les connaissions, parce que nousn’avons pas pris la peine de faire connaissance avec elles. Sans les mots pour le dire les humains ne peuvent pas se débrouiller dans leur environnement, mais prétendre qu’un objet n’existe carrément pas si nous l’ignorons est un sommet de cet orgueil humain que Lynn White désigne comme un caractère de cette culture judéochrétienne dont l’évêque ne peut être qu’un digne représentant.

Chaque réalité locale, autrement dit chaque environnement, donne lieu à unlangage qui lui correspond et qui permet aux habitants d’y évoluer sans trop de heurts et de surprises. C’est cela, la chute de l’histoire de la tour de Babel. Chaque langue donne forme à l’écosystème qui constitue son terreau. À autre écosystème, autre langue. Si l’humanité est dispersée sur toute la surface de la terre, il est normal qu’elle ait développé la diversité des langues qu’il faut. Ils nomment ce qu’ils ontautour d’eux. Bref, en brouillant leur langue, Dieu ne les aurait pas puni, mais agi avec bon sens. L’argument ne s’arrête pas là : d’innombrables espèces animales -et

végétales, ajouteraient certains -ont aussi leur langage, adapté à leur environnementet à leur fonctionnement social. (Vignette, voir aussi vignette hyène)

Vignette

Une espèce autochtone comme le meranti -je ne connais pas ce nom en anglais, meranti,

rami, est notre bois le plus précieux… Or, sans ombre il ne peut survivre. Et nous n’y avons pas pensé, nous avons accepté les techniques venues d’Occident, nous avons abattu les arbres pour exploiter notre forêt.22

22 Emmy H. Dharsono, Réseau ONG de défense de la forêt, Audience publique de la CMED, Djakarta, CMED 1988, p. 183

23 Choquehuanca 2010, p. 10, traduit par ED

David Choquehuanca Céspedes, Aymara et actuel ministre des affaires étrangèresde la République plurinationale de Bolivie, résume la même conclusion à sa manière:

En tant qu’enfants de Pachamama, de la Mère Terre, nous offrons au monde nos principes et codes culturels, spirituels, linguistiques et historiques, les connaissanceset savoirs ancestraux de nos aïeux, … tout le Savoir conservé que nos anciennes et nos anciens chuchotent dans le silence.23

La langue n’est pas qu’un vocabulaire permettant de nommer différents objets, elle structure la façon de saisir et d’organiser la réalité. Chaque langue suppose un certainmonde ; passer à une autre langue, c’est passer dans un autre monde. La fonction existentielle de chaque langue se reflète dans les choix qu’ont fait des organisationsinternationales. L’organisation des Nations Unies, constituée par les pays victorieux à l’issue de la deuxième guerre mondiale, n’en reconnut que cinq au début, auxquelss’ajouta l’arabe en 1973. L’Union européenne en revanche reconnaît comme officiellesla ou les langues désignées par chaque pays membre.

Les biblistes tendent à voir dans l’acte de nommer un geste de possession, de suprématie. Ainsi la note de la TOB à propos du verset Gen. 2.19, dans le deuxième récit de la création, précise “la supériorité de l’homme. Celui-ci va donner des nomsparticuliers aux différentes espèces d’animaux, manifestant par là son discernementet son pouvoir.” C’est dans cette veine que l’homme nommera la femme, formée de sa côte: “celle-ci, on l’appellera femme” (Gen. 2.22-23). Cette façon de voir hiérarchique est aux mieux superflue, mais elle a pour malheureuse conséquence de conforter l’image d’une humanité maître du reste de la création. Lynn White fait remonter toutes les souffrances de l’environnement à cette prescription, qui constitue selon lui l’un des fondements de la civilisation occidentale : “En détruisant l’animisme païen, le

intervient pour aider et soutenir le plus petit, non pas pour l’écarter ou l’écraser. Les subsidiarii se tiennent à disposition, non pas en embuscade. Lorsque leurs actions provoquent des dégâts, Ilspeuvent même avoir l’obligation de venir au secours des niveaux plus restreints qui

en sont victimes. Ainsi par exemple la Convention sur la diversité biologique prévoitque l’État “aide les populations locales à concevoir et à appliquer des mesurescorrectives dans les zones dégradées où la diversité biologique a été appauvrie” (Art. 10d).

Les gens de chaque lieu sont familiers de leur environnement. Ils risquent par conséquent de pouvoir le gérer de manière plus efficace que d’autres plus lointainsqui seraient moins au courant des subtilités de son fonctionnement interne. Voilà l’une des justifications du principe de subsidiarité, qui recommande que les décisionssoient prises au plus près des parties prenantes, car c’est la plus pertinente en ce qui touche aux relations de l’humanité avec son environnement.

On dit souvent que ce principe appelle à ce que les décisions se prennent au plusprès des citoyens; d’autres en revanche préconisent qu’elles se prennent au plus prèsdu problème à résoudre. À cet égard, l’Union européenne souligne que “le principe de subsidiarité ne signifie pas qu’une action doit toujours être prise à l’échelon le plusproche du citoyen”, mais son commentaire ne nomme pas les autres choix envisageables.30 Le Principe 10 de la Déclaration de Rio se garde de prendre parti à ce propos : “La meilleure façon de traiter les questions d’environnement est d’assurer la participation de tous les citoyens concernés, au niveau qui convient…”3132 “Les parties prenantes” dans la définition en exergue recouvre toutes ces possibilités.

30 Europa 2010.

31 Déclaration de Rio

32 La Déclaration de Rio ainsi que les observations de l’Union européenne émanent d’instances

intergouvernementales. Dans ce cadre, le mot ‘citoyen’ porte un sens administratif précis. Lorsque nous le reprenons dans les arguments de ce livre, il faut le prendre simplement comme synonyme de’gens’

33 Chiffres de 2007, année la plus récente disponible. Government of Tuvalu, Central Statistics Divisionhttp://www.spc.int/prism/country/tv/stats/Utilities/Util_index.htm consulté le 24.01.2014

Si l’on convient que le lieu de la décision doit se situer au niveau du problème, une nouvelle question se pose aussitôt : s’agit-il du lieu où se situe la source du problème ou bien de celui où le problème se manifeste ? La montée du niveau de la mer et autres conséquences du réchauffement climatique menacent les neuf atolls qui composent l’État de Tuvalu, habitat non seulement pour sa population humaine de quelques 12000 personnes, mais encore des espèces animales et végétales terrestres etmarines qui y sont établies. Ce n’est pas en encourageant les habitants à réduire la cylindrée de leurs 250 véhicules à moteur (dont 233 motos) que la menace s’écartera.33 La source du problème qui se manifeste de façon aigüe chez eux se situe ailleurs.

De même, si les changements climatiques obligeaient les habitants à quitter leursîles, il faudrait bien organiser leur accueil dans un autre pays. Le problème prendainsi d’emblée une dimension internationale. Les éventuels pays d’accueil figurentparmi les parties prenantes.

Les formulations du principe de subsidiarité tendent à supposer qu’il existe un seul niveau auquel il convient d’agir face à une menace environnementale particulière. Ainsi le Principe 10 de la Déclaration de Rio met le mot ‘niveau’ ausingulier et le commentaire de l’Union européenne sur

l’article 5.3 du Traité de Lisbonne évoque au singulier “l’échelon le plus proche du citoyen.” Or l’exemple que nous venons de présenter indique au contraire que le défi se situe plutôt dansl’articulation des plusieurs niveaux qui doivent intervenir de manière concertée.

L’article 5.3 du Traité évite la question de la pluralité des niveaux en ne se prononçant que sur sa propre compétence. La phrase ‘dans la mesure où’ traduitcependant une ouverture presque explicite envers la collaboration entre différentsniveaux.

Traité sur l’Union européenne, Article 5

3. En vertu du principe de subsidiarité, dans les domaines qui ne relevent pas de sa

compétence exclusive, l’Union intervient seulement si, et dans la mesure ou, les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être atteints de maniere suffisante par les États membres, tant au niveau central qu’au niveau regional et local, mais peuvent

l’être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisageé, au niveau de

l’Union.

Le choix des niveaux à mettre à contribution pour régler une question de politique environnementale particulière dépend de plusieurs considérations, parmi lesquelles on peut relever les connaissances aussi bien que les intérêts des parties plus éloignées.

Les habitants d’un lieu sont familiers de leur environnement. Puisqu’ils le pratiquent en tant que participants, ils connaissent ses travers, ses tics, ses actions etréactions habituelles. La familiarité, la sagesse populaire, apporte un savoir qui faitdéfaut à la science et à la technique standardisée et mondialisée, ou vu de l’autre boutde la lorgnette, il la nuance et la complète. Les gens du lieu ont leurs moyenséprouvés de tirer parti de ses qualités et de mitiger ses désagréments. Tout cela constitue un ensemble de connaissances.

Ces connaissances s’expriment dans la langue construite autour d’elles. D’où l’importance de les écouter dans leur langue respective. C’est là une façon de comprendre le passage des Actes des apôtres chap. 2 comme l’aboutissement du récitde Babel:

Quand le jour de la Pentecôte arriva, ils se trouvaient réunis tous ensemble. Tout à coup survint du ciel un bruit comme un violent coup de vent… Ils furent tous remplis d’Esprit saint et se mirent à parler d’autres langues, comme l’Esprit leurdonnait de s’exprimer. Or, à Jérusalem résidaient des Juifs pieux, venus de toutes lesnations qui sont ceux le ciel. À la rumeur qui se fit, la foule se rassembla et fut enplein désarroi, car chacun les entendait parler dans sa propre langue… Comment sefait-il que chacun de nous les entende dans sa langue maternelle? (Actes 2.1-2, 4-6, 8).

Le passage d’Actes 2 complète l’argument amorcé en Gen. 11. Chacun s’exprimait dans sa langue et tous s’entendaient. Autrement dit, chacun apportait la vision du monde encapsulée dans sa langue, et les autres faisaient l’effort de l’écouter et de comprendre sa contribution. Chacun enrichissait le savoir, la compréhension du monde, de tous. Le récit de la Pentecôte boucle la boucle entamée à Babel : les communautés dispersées trouvent moyen de s’entendre pardessus

leurs différences. Cela restaure l’intégrité de la création. C’est l’idéal de la subsidiarité fondée dans la consultation que recèlent les instruments internationaux que nous venons d’évoquer.

Pour ne pas perdre des perceptions utiles de la nature et de l’environnement, il faut que chacun fasse l’effort d’écouter et de comprendre ce qu’apportent les autres à partir de leur propre culture et donc dans leur propre langue.34 Ainsi, au niveau le plus international, les Nations Unies autorisent les représentants nationaux à s’exprimer lors de séances dans leur propre langue, à condition toutefois de fournir une interprétation vers l’une des six langues officielles.

34 Des arguments semblables se retrouvent dans Palmer et Finlay 2013, chap. 1

Certaines connaissances utiles au vivre dans un lieu donné peuvent néanmoins ne se trouver qu’ailleurs. Plus les connaissances scientifiques sont pointues, plus ellessont le propre de spécialistes et moins ceux-ci sont nombreux. Ils risquent de se regrouper dans des centres en mesure de les entretenir et de cultiver leurs savoirs: cela fait partie de leur écosystème à eux! Les prévisions du temps élaborées dans descentres météorologiques -qui fonctionnent en outre en réseau -risquent d’être plusfiables que celles issues exclusivement de la sagesse locale, entre autres puisque plusieurs des facteurs qui déterminent le temps font partie de grands mouvements globaux.

Les habitants locaux connaissent les propriétés des plantes et des autres ressourcesou dangers qui les entourent. Des entreprises pharmaceutiques ou autres font métier de découvrir celles de ces connaissances qui peuvent être mis à profit d’une part sur un marché et d’autre part sur un marché plus vaste que cette communauté locale. Elles s’efforcent de les exploiter, voire de les exproprier aux dépens des détenteurs du savoir original. À cette fin on a élaboré des règles de propriété intellectuelle qui se tiennent justement en embuscade. Afin de faire reconnaître les droits de propriété sur un savoir particulier, il faut le soumettre à un processus initiatique abscons, enfoui dans un modèle de penser le monde particulier au scientisme occidental et exigeantsurtout du matériel et du personnel hautement spécialisé dont le coût dépasse largement les ressources financières des communautés indigènes et tribales. On faitainsi remonter la légitimation de la possession à un niveau supérieur qui échappe aux compétences de ses détenteurs originels. Les paysans et les peuples autochtonesdétenteurs de savoirs sur leur environnement s’en font ainsi déposséder parce qu’ils n’ont ni les moyens ni la culture, dont la formation technique spécialisée, requis pour résister aux manigances de ceux qui rédigent les règles du jeu. Offrir une formation technique à l’utilisation de ces procédures ne correspond qu’à poser un emplâtre, il ne va pas au fond du problème. Tout cela manifeste non plus une complémentarité dessavoirs, mais un conflit d’intérêts.

Les habitants du lieu ne sont pas forcément les défenseurs les plus acharnés de l’intégrité de leur écosystème local. Ils manquent peut-être des connaissances techniques requises. Des besoins pressants peuvent les contraindre à saper les basesde sa durabilité (Vignette). Les habitants de certains lieux y vivent de l’exploitation de ressources essentiellement non-renouvelables. Ils savent pertinemment qu’ils devronts’en aller une fois ces ressources épuisées. Les deux cas aboutissent à un appauvrissement de l’environnement; ils se distinguent entre eux par l’objectif déterminant ou l’intention de la conduite. Quelles que soient leur attitude et leursaptitudes, qu’ils soient des êtres humains ou d’autres espèces vivantes, ils sont lespremiers touchés par des

modifications à leur environnement. Le respect de l’intégrité de la création exige donc une attention empressée à leur égard.

Ainsi, la Charte mondiale de la nature de 1982 déclarait que

23. Toute personne aura la possibilité, en conformité avec la législation de sonpays, de participer, individuellement ou avec d’autres personnes, à l’élaboration desdécisions qui concernent directement son environnement…

La constitution de l’Équateur va encore plus loin: pour elle la participation est undevoir:

Art. 278. Pour réaliser le vivre bien35, il revient aux personnes et aux collectivités, et à leurs formes d’organisations diverses:

35 cf XX

36 Traduit par ED

37 Rivera Cusicanqui 2010, traduit par ED. cf. Fatheuer 2011

1. de participer à toutes les phases et espaces de la gestion publique et de laplanification du développement national et local, et à l’exécution et au contrôle dela réalisation des plans de développement à tous les niveaux.36

La mise en oeuvre du principe de subsidiarité exige du doigté, un talent d’entente et un sens profond de la démocratie afin que les connaissances et les soucis de toutesles parties prenantes soient pleinement prises en compte. Notre “façon de comprendre la modernité se fonde sur une notion de citoyenneté qui ne cherche pasl’homogénéité mais la différence”, dit Silvia Rivera Cusicanqui, qui se décrit comme étant à la fois européenne et aymara.37

LES PEUPLES INDIGÈNES, UNE PIERRE DE TOUCHE

Au niveau des normes internationales, le traitement des peuples indigènes ettribaux constitue une pierre de touche par rapport à la subsidiarité. La Convention169 de l’Organisation internationale du travail, qui date de 1989, est exemplaire à cetégard. Elle dépasse largement les seules relations du travail. Ces peuples se distinguent de la population humaine ambiante en ce qu’ils “sont régis … par descoutumes ou des traditions qui leur sont propres” ou “conservent leurs institutionssociales, économiques, culturelles et politiques propres” (Art. 1.1). D’autre part, ils s’autodéfinissent : “Le sentiment d’appartenance indigène ou tribale doit être considéré comme un critère fondamental pour déterminer les groupes auxquelss’appliquent les dispositions de la présente convention” (Art. 1.2). En troisième lieu, la convention reconnaît la relation qui lie ces peuples à leur terre. La Partie II de la convention y est entièrement consacrée. “Les gouvernements doivent respecter l’importance spéciale que revêt pour la culture et les valeurs spirituelles des peuplesintéressés la relation qu’ils entretiennent avec les terres ou territoires … qu’ilsoccupent ou utilisent d’une autre manière, et en particulier des aspects collectifs de

cette relation” (Art. 13.1). En principe “les peuples intéressés ne doivent pas être déplacés des terres qu’ils occupent” (Art. 16.1). Pour toutes ces raisons, les peuplesindigènes et tribaux sont plus faciles à reconnaître dans leur spécificité qu’un groupe quelconque d’habitants d’un lieu déterminé par la géographie.

Cependant, la convention ne reconnaît pas moins que ces peuples partagent le pays avec d’autres citoyens ayant leurs propres objectifs et modes de vie. Ils s’insèrentdans un cadre plus large, sans doute dominé par des intérêts plus puissants et par consequent prépondérants, d’où la nécessité d’articuler soigneusement leurs relations avec les autres niveaux d’action. La participation devient le leitmotiv de la convention. L’article 7 en est la charnière:

1. Les peuples intéressés doivent avoir le droit de décider de leurs propres priorités en cequi concerne le processus du développement, dans la mesure où celui-ci a uneincidence sur leur vie, leurs croyances, leurs institutions et leur bien-être spirituel et les terres qu’ils occupent ou utilisent d’une autre manière, et d’exercer autant quepossible un contrôle sur leur développement économique, social et culturel propre. Enoutre, lesdits peuples doivent participer à l’élaboration, à la mise en oeuvre et àl’évaluation des plans et programmes de développement national et régional susceptibles de les toucher directement.

4. Les gouvernements doivent prendre des mesures, en coopération avec les peuplesintéressés, pour protéger et préserver l’environnement dans les territoires qu’ils habitent.

L’articulation, l’art de la subsidiarité, est plantée au coeur du dispositif, dans la dernière phrase de l’article 1. Étant donné que ces peuples habitent au sein d’une société plus large, tous se doivent d’oeuvrer de concert à concilier les intérêts des unset des autres – oeuvrer “de bonne foi” insiste la convention (Art. 6.2).

La convention 169 n’a été ratifiée que par vingt pays, mais c’est déjà cela d’acquis. De toutes façons, selon l’OIT elle sert d’inspiration bien au-delà de ce noyau dur d’adhérents.

Entretemps, la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles adoptée par l’UNESCO en 2005, généralise l’argument. Son préambule commence par

Affirm[er] que la diversité culturelle est une caractéristique inhérente à l’humanité,

Consciente que la diversité culturelle constitue un patrimoine commun de l’humanité et qu’elle devrait être célébrée et préservée au profit de tous,

Sachant que la diversité culturelle crée un monde riche et varié qui élargit leschoix possibles, nourrit les capacités et les valeurs humaines, et qu’elle est donc unressort fondamental du développement durable des communautés, des peuples et des nations …

Nous retrouvons ici un écho de l’interprétation positive de la chute de la tour de Babel ; déclarer dans ce contexte que “la diversité culturelle constitue un patrimoine commun de l’humanité” est particulièrement savoureuse!

La Déclaration de Québec de l’Union interparlementaire (UIP) sur la citoyenneté,

l’identité et la diversité linguistique et culturelle à l’ère de la mondialisation, adoptée à l’unanimité en 2012, reprend la même idée en la rapprochant davantage de notre propos présent:

Art. 2 Nous sommes convaincus que la diversité des idées, valeurs, convictions,

langues et expressions culturelles des peuples et des civilisations enrichit notreregard et notre expérience au niveau national, régional et international.

INFORMATION, CONSULTATION, PARTICIPATION

L’autonomie de chaque cercle, et la qualité de ses relations avec les cercles pluslarges qui l’englobent, dépendent notamment de l’information dont disposent les unset les autres. On retrouve par conséquent le principe du “consentement préalable informé” dans de nombreux accords et déclarations internationales touchant à l’environnement. La phrase “consentement préalable informé” traduit son homologue anglais, mais c’est une exigence minimale. La Convention de Rotterdam, adopté sousles auspices de la FAO et du PNUE en 1998,38 qui concerne le commerce international de produits chimiques et pesticides dangereux, préfère la phrase plus exigeante “consentement pre”alable en connaissance de cause”, phrase comprise dans son titre même. On peut en effet être informé sans comprendre le fond de l’affaire.

38 Son secrétariat se trouve à Genève.

39 de la Commission économique des Nations Unies pour l’Europe.

En outre, les explications du mot “consentement informé” donnent parfoisl’impression que seul le cercle qui demande le consentement détient l’information tandis que le cercle sollicité ne le détient pas. Or la subsidiarité se fonde sur le principe que chaque cercle détient une part de connaissances que les autres ignorent, sans oublier les relations à l’environnement qui dépassent la connaissance au sensscientifique pour comprendre des relations affectives, culturelles et spirituelles qui jouent aussi un rôle dans la prise d’une décision fondée. “En connaissance de cause” laisse entendre qu’on a compris les enjeux et les données qui les sous-tendent. Dansce même esprit la version espagnole du titre dit “consentimiento fundamentado”, un consentement fondé.

La Convention d’Aarhus39, qui date aussi de 1998 (avec des amendements ultérieurs), est encore plus aboutie, comme l’indique d’emblée son titre complet: “Convention sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement”. Son article premier enrésume l’objet:

OBJET

Afin de contribuer à proteger le droit de chacun, dans les generations presentes et futures, de vivre dans un environnement propre àassurer sa sante´ et son bien-être, chaque Partie garantit les droits d’accès à l’information sur l’environnement, de participation du public au processus dècisionnel et d’accès à la justice en matière d’environnement conformèment aux dispositions de la prèsente Convention.

Si la participation du public est exigée, on peut supposer non seulement qu’il défend des intérêts mais qu’il détient des éléments d’information pertinents (Il fautnoter à regret que les ‘parties’ ne sont pas les participants au processus décisionnel, mais les parties contractantes à la convention, autrement dit des États -Art.2.1). Le 9e alinéa du préambule résume de manière exemplaire l’argument qui fonde la convention:

Dans le domaine de l’environnement, un meilleur accès à l’information et la participation accrue du public au processus décisionnel permettent de prendre de meilleures décisions et de les appliquer plus efficacement, contribuent asensibiliser le public aux problèmes environnementaux, lui donnent la possibilité d’exprimer ses préoccupations et aident les autorités publiques a’tenir dûment compte de celles-ci.

Il s’agit d’abord de prendre les meilleures décisions. L’ambition est belle, et personne ne la contestera. Pour en cerner son contenu, il faut chercher ailleurs dans le préambule. Les deux premiers alinéas renvoient au Principe 1 de la Déclaration de Stockholm et au Principe 10 de la Déclaration de Rio.

Ce dernier n’énonce rien d’autre que la Convention d’Aarhus:

PRINCIPE 10

La meilleure façon de traiter les questions d’environnement est d’assurer la participation de tous les citoyens concernés, au niveau qui convient. Au niveaunational, chaque individu doit avoir dûment accès aux informations relatives àl’environnement que détiennent les autorités publiques, … et avoir la possibilité departiciper aux processus de prise de décision. Les États doivent faciliter et encouragerla sensibilisation et la participation du public en mettant les informations à ladisposition de celui-ci. Un accès effectif à des actions judiciaires et administratives, notamment des réparations et des recours, doit être assuré.

Il recommande la même manière de prendre de bonnes décisions environnementales que la Convention d’Aarhus -à une subtilité près : la Déclarationde Rio se cantonne aux informations que détiennent les autorités publiques. Ce n’est pas par hasard : les entreprises privées tenaient à se soustraire à l’obligation d’informer le public des incidences de leurs activités sur l’environnement. La Convention de Rotterdam, adoptée six ans plus tard, reflète un début de changementd’ambiance à ce sujet.

Au contraire de son prédécesseur, la Déclaration de Stockholm évoque le caractère de ce que l’on souhaite trouver non pas dans le processus décisionnel mais dans lesconséquences de la décision prise.

PRINCIPE 1

L’homme40 a un droit fondamental à la liberté, à l’égalité et à des conditions devie satisfaisantes, dans un environnement dont la qualité lui permette de vivre dansla dignité et le bien-être. Il a le devoir solennel de protéger et d’améliorer l’environnement pour les générations présentes et futures.

40 La déclaration date de 1972. Les attitudes changent à ce sujet aussi…

41 Préambule, alinéa 12

Il s’agit de cultiver les bases du bien-vivre en société, mais à condition de respecter l’environnement. Voilà ce que l’on attend de la meilleure décision. Étant donné que différentes personnes et différents groupes ont leur propre vision du bien-vivre et de la qualité de l’environnement les plus aptes à le soutenir, il vaut mieux en effet que chacun puisse contribuer à la décision dont ils auront à supporter les conséquences.

Dans la mesure ou tous acceptent sa légitimité, ils accepteront de meilleure grâce

sa mise en oeuvre. C’est l’un des sens d’une application efficace. Un autre sens, complémentaire, indique que dans la mesure où ceux qui connaissent le mieuxl’environnement en cause apportent leurs connaissances au processus décisionnel etqu’ils sont écoutés, mieux la decision correspondra aux exigences du contexte.

Accessoirement, l’article 10 de la Convention d’Aarhus invite les États à faciliter et

encourager la sensibilisation du public. En effet, les autorités, ainsi que les entreprisesd’ailleurs, détiennent des informations que le public ignore, ou bien elles sont mieuxplacées pour se douter de l’existence de relations entre certaines activités et l’environnement. Le public, une fois sensibilisé, risque de porter une attention accrue à la question et ainsi de mieux cerner la nature exacte des relations.

La Convention reconnaît explicitement que

le public doit avoir connaissance des procédures de participation au processusdécisionnel en matière d’environnement, y avoir librement accès et savoir comment les utiliser.41

Le dernier élément de la phrase est sans doute maladroitement tourné : lesprocédures doivent être assez simples et économiquement abordables pour que touspuissent s’en servir. Des procédures qui exigent une formation idoine pour les maîtriser sont excluantes. Rosenthal 2006 présente une analyse circonstanciée de négociations avec des populations autochtones du Pérou et du Mexique à proposd’exploitation de plantes indigènes d’intérêt notamment médicinales. Bien que sympathique envers les intérêts des peuples indigènes, il admet qu’il est plus facile de conclure des accords fiables avec des communautés qui s’organisent selon unmodèle institutionnel que les interlocuteurs mondialisés trouvent familier. Cela siedmal avec la Convention 169 de l’OIT, dont l’article 5b déclare qu’il faut “respecter l’intégrité des valeurs, des pratiques et des institutions” des peuples indigènes et tribaux. Rosenthal conclut qu’ “une définition largement acceptée du consentementpréalable éclairé par rapport au savoir traditionnel n’a toujours pas émergé”

Certains instruments internationaux ajoutent au trio consentement -préalable –en connaissance de cause une exigence supplémentaire: que le consentement soit libre. C’est notamment le cas de la Convention 169 de l’OIT. Son article 4 déclare:

1. Des mesures spéciales doivent être adoptées, en tant que de besoin, en vue desauvegarder les personnes, les institutions, les biens, le travail, la culture et

l’environnement des peuples intéressés.

2. Ces mesures spéciales ne doivent pas être contraires aux désirs librement

exprimés des peuples intéressés.

L’article 3.2 précise:

Aucune forme de force ou de coercition ne doit être utilisée en violation des droits

de l’homme et des libertés fondamentales des peuples intéressés…

L’article 6.2 élabore sur le sens de l’exigence quoique le mot ‘libre n’y figure pas:

Les consultations effectuées en application de la présente convention doivent êtremenées de bonne foi et sous une forme appropriée aux circonstances…

La Convention de Rotterdam “sur la procédure de consentement préalable en connaissance de cause applicable a` certains produits chimiques et pesticides dangereux qui font l’objet d’un commerce international” évoque en passant la promotion “d’accords librement consentis” (art. 15.1c). Il renvoie cependant à l’article 16, qui traite d’assistance technique, ce qui semble lier le consentement libre à l’objectif d’une certaine égalité des connaissances techniques entre les parties. L’idée de coercition qu’évoque la Convention 169 de l’OIT et si présente dans la réalité du terrain, est ici escamotée.

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